Thursday, January 25, 2018

Le libéralisme incomplet de Charles Gave

Charles Gave est cet homme d’affaires à succès, respectable comme tel, ayant créé il y a quelques années l’Institut des Libertés, erreur déjà puisque la liberté ne se découpe pas en tranches. Il a produit à l’automne un article, sur son site, où il prétend révéler « Qu’est ce que le Libéralisme ? ». Il est je crois très intéressant de le lire, car il s’y pose avec sincérité d’excellentes questions. Mais les réponses qu’il propose, sa vision du libéralisme donc, tombent à plat et montrent l’horizon limité du schéma de pensée dont il souffre, ainsi que l’immense majorité des pseudo libéraux dans ce pays.

L’article débute par une citation d’excellent choix, prise chez Saint Just : « L’ennemi naturel de tout citoyen, c’est son Etat. » Bravo, il ne pouvait pas mieux résumer la vision libertarienne de la liberté.

Charles Gave (CG) commence alors son texte par une anecdote ou il fait intervenir Milton Friedman, sa référence en économie, hélas, montrant surtout son goût pour l’utilitarisme constructiviste. Mais ensuite, vient un autre moment de clarté, qui mérite d’être souligné et cité : « Je vais commencer par une évidence : le libéralisme n’est pas une doctrine économique et encore moins une idéologie politique, c’est tout simplement une pratique juridique empreinte du pragmatisme le plus total cherchant à établir dans un pays ce qu’il est convenu d’appeler un « état de Droit », c’est-à-dire un système politique où la Loi est la même pour tous, Etat y compris » (l’emphase est d’origine).

C’est pourtant dans ce résumé de sa vision du libéralisme que CG se prend les pieds dans le tapis alors même qu’il est sur le point d’avoir tout compris et de savoir pleinement expliquer la liberté. Mais reprenons sa thèse, elle est en trois points simples.

Tout d’abord, la liberté et donc le libéralisme est affaire de droit, pas d’économie. Si l’économie est un domaine où la liberté s’exprime, c’est sur la base du droit et non pas d’une théorie x ou y qui serait fondée sur autre chose que la base juridique du droit – en l’occurrence la propriété privée. Ensuite et au passage, liberté signifie libre choix et ce qu’il appelle pragmatisme est à lire selon moi comme ce que d’autres appelle tolérance, i.e. la possibilité d’avoir ses opinions et choix propres.

Puis viennent les trois mots de fin, mis en exergue, « état y compris », qui sont à la fois parfaitement vrais et faux. Vrais parce qu’en effet, toute la difficulté de la science politique est précisément de faire sauter ce paradoxe où certains auraient plus de droits que d’autres alors qu’ils sont là pour faire respecter l’égalité de tous devant le droit. Avec quelques autres libertariens, je nomme ce principe celui de la pleine symétrie du droit. Faux parce que tout son article montre qu’il n’a pas su voir l’incohérence sur ce point des auteurs et du système politique qu’il propose, et qu’il n’a pas su voir non plus la solution pourtant proposée par des auteurs plus récents, mais qu’il semble ignorer.

CG se lance alors dans un résumé de l’histoire de la pensée et de l’évolution politique libérale depuis la Magna Carta anglaise de 1215 qui le conduit à poser la séparation des pouvoirs comme principe : « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité apparaît donc le principe de la nécessaire séparation des pouvoirs entre exécutif (le Roi), législatif (vote des impôts et des lois) et judiciaire (Indépendance des Tribunaux). » Il est dommage que CG se laisse influencer par l’histoire et des lectures trop anciennes pour ne pas voir que cette étape historique, pour positive qu’elle fut, cachait un postulat parfaitement arbitraire qui contredit sa propre exigence de symétrie du droit. En effet, avant de se féliciter de la séparation des pouvoir, il devrait s’interroger sur le besoin du pouvoir, car le pouvoir et son arbitraire est précisément ce qui s’oppose au droit – il ne peut donc en être le bras.

On devine que CG ne connaît pas ou du moins n’a pas lu la riche lignée des auteurs anarchistes de la liberté – Gustave de Molinari, Lysander Spooner, Herbert Spencer, Murray Rothbard, Hans-Hermann Hoppe – voyant probablement dans ce terme connoté le mal du désordre et du chaos. Pourtant, « anarchie » ne veut pas dire désordre – ce serait l’anomie, littéralement l’absence de normes. L’anarchie est l’absence d’autorité, de pouvoir l’arche de « l’archie » donnant bien cette image de quelque chose posé au-dessus de nous. L’anarchie prise dans ce sens est donc bien la bonne piste, celle de l’absence de pouvoir et d’égalité devant le droit qui est chère à notre libéral classique.

C’est dommage qu’il ne sache pas voir cette nuance, car plus loin il dit une autre vérité qui le met à deux doigts de la solution libertarienne, qui passe par le commerce du régalien : « Ce qui permet la croissance, ce n’est donc pas une série de règles économiques plus ou moins efficaces mais la sécurité juridique qui est offerte aux entrepreneurs. La croissance économique se produit tout simplement parce que le vol étatique n’est plus possible. » Exact cher Charles Gave. Mais ce qui est dommage que vous ne voyiez pas, c’est le raisonnement inverse vous donne la solution : les entrepreneurs qui cherchent et font la croissance, parce qu’ils ont besoin de sécurité juridique, peuvent aussi la faire.

Ce que la phrase de CG met de côté, c’est le processus de mise en place de cette nécessaire sécurité juridique. Sans vraiment s’en rendre compte probablement, il suppose qu’elle nous tomberait plus ou moins du ciel, du moins ne se pose-t-il pas la question parce que l’histoire s’est chargée du sujet et nous a servi le lourd état napoléonien comme sur un plateau. Donc pour lui la question n’est plus que de réviser, réformer, au mieux refondre cet « état » hérité de l’histoire. Mais pourquoi cela serait-il la seule option possible ? Et de toute manière, il pourra bien tenter toutes les réformes de l’état qu’il veut, veiller à sa sainte séparation des pouvoirs, il ne pourra pas sortir du paradoxe de l’état ennemi qui se pose comme sauveur du citoyen envers l’état. Le libéralisme est donc ailleurs.

Et ailleurs c’est donc dans l’entrepreneurs et donc dans le libre marché. La première étape, c’est la confiance entre deux, puis trois puis une communauté de partenaires commerciaux. Quand elle devient trop vaste, que la confiance s’étiole, vient ce besoin formel de sécurité juridique – le fameux régalien. Mais la confiance encore présente suffit pour que l’entrepreneur propose des services régaliens : justice privée, police privée, notaires, cadastre, huissiers et tout ce que le marché peut faire émerger. Ces premiers services accroissent la confiance et la sécurité et permettent à d’autres de voir le jour, et la boucle est bouclée. Le libéralisme de plein capitalisme, libre de pouvoir, est né.

A part une référence à John Rawls fort malheureuse – cet auteur est un « liberal » c’est-à-dire un social-démocrate et non un libéral – le reste de l’article est tout à fait intéressant, mais il y avoue son impuissance à comprendre l’abandon du libéralisme au profit de la social-démocratie.

Dans sa conclusion, Charles Gave cite ainsi Albert Camus, à juste titre : « Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde ». S’est-il seulement rendu compte à quel point sa propre erreur de qualification du libéralisme contribue à obscurcir l’esprit de ses concitoyens quand il s’exprime devant eux sur le sujet ? Vu l’exposition qui est la sienne dans les médias, je me permets de lui suggérer de revoir en urgence ses concepts et ses positions sur le sujet.

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