Saturday, March 14, 2015

La liberté d’expression en entreprise

On est fier en France de revendiquer la dimension absolue de la liberté d’expression, comme le phénomène de Charlie l’a récemment laissé à penser. Dès lors, la liberté d’expression en entreprise ne serait, par extension, que pleine et entière et se poser la question serait presque blasphématoire.

Pourtant, quiconque a un peu d’expérience professionnelle sait très bien que toute entreprise a ses codes et autres règles et qu’on ne parle pas à son patron ou à son collègue comme au premier inconnu dans la rue – du moins si on ne perd pas totalement sa carrière de vue.

On peut alors s’interroger sur cette spécificité apparente de l’entreprise. Est-ce à dire que l’entreprise serait une forme de prison de la pensée, un domaine où, contrairement à tous les autres, on se doit d’éteindre ses opinions comme ses sentiments dans l’intolérance absolue pourtant décriée ?

Il me semble que non et que c’est d’abord sur le concept même de liberté et de liberté d’expression qu’il faut revenir, pour mieux comprendre ce qu’il se passe en entreprise comme ailleurs.

C’est bien connu, la liberté s’arrête à celle d’autrui.  De là, de nombreux philosophes ont traité de sa nature et de ses limites. Beaucoup sauront bien mieux que moi en faire le tour et la synthèse. Pourtant, il est une branche de la pensée occidentale, hélas par trop oubliée de nos jours, qui propose une articulation à la fois extrêmement simple et profonde de la liberté et de son ancrage dans notre réalité sociale : les libéraux classiques des Lumières.

Ainsi John Locke est connu pour être un des premiers à avoir articulé le lien entre liberté, droit et même économie, de manière simple et réaliste. De nombreux autres ont suivi – Boisguilbert, Destutt de Tracy, Tocqueville, Herbert Spencer, etc. – et je limiterai à un de leurs héritiers contemporains, Henri Lepage. Celui-ci nous propose une brillante définition de la liberté : « le droit de faire ce qu’on désire avec ce qu’on a ». (1)

Autrement dit, la liberté est totale chez soi, mais conditionnée à l’accord du voisin une fois chez celui-ci. C’est assez conforme à notre fonctionnement social spontané : invité chez quelqu’un, on ne se comporte plus comme chez soi, mais « comme il faut » et même comme notre hôte s’y attend. La liberté n’est jamais absolue en ce monde, et c’est la propriété qui en matérialise les bornes, c’est une condition fondamentale du fonctionnement social.

Mais alors la liberté d’expression ? N’est-elle pas supposée absolue ? Pourquoi en irait-il autrement que pour notre liberté « tout court » ?

En fait, la liberté d’expression ne fait pas exception, contrairement à bien des voix qui le proclament autrement. Prenons deux exemples simples pour s’en convaincre. L’invité se doit de respecter les règles de son hôte, on l’a vu. Aller chez un voisin musulman et y clamer son islamophobie, c’est s’exposer à une mise à la porte pleinement justifiée. Et dans une salle de cinéma privée, crier « au feu » pour jeter volontairement la panique, c’est tout autant s’exposer à une exclusion qu’on ne saurait dénoncer.

On le voit bien, l’abus de liberté d’expression a des conséquences et des bornes. Mais cet « abus » n’est pas arbitraire : c’est le propriétaire des lieux qui décide de l’abus, ou non. Dans notre cas, c’est donc l’entreprise, ou ses dirigeants. La liberté d’expression en entreprise, ce n’est pas un concept dénué de bornes et ces bornes sont dans les mains de ceux qui font les règles. On retrouve bien là les codes évoqués au début.

Mais il y a une seconde dimension à la liberté d’expression. L’expression libre laisse des traces chez les autres. Elle forge ainsi l’opinion que les autres se font de nous, notre réputation. On entend souvent dire qu’on a un droit à l’image, mais cela n’a pas de sens, car notre image est faite par tous les autres en réaction à nos actes et à nos propos. Et il en est bien sûr de même en entreprise, concernant notre relation quotidienne et continue avec nos collègues.

Il y a donc en conclusion deux freins à la totale liberté d’expression en entreprise : notre  réputation et les codes internes spécifiques. Mais cela est en réalité vrai de la liberté d’expression au sein de toute organisation sociale privée – copropriétés, associations ou entreprises. Toute liberté n’est faite que d’équilibre et l’expression ne fait en rien exception.
  1. (1)    « Dans cette perspective lockéenne, il n’est plus possible de réduire la liberté au seul « droit de faire ce qu’on désire ». Admettre qu’on puisse faire ce qu’on veut, c’est en effet nier la propriété des autres, et donc violer leur liberté. On retombe sur le problème posé par Hobbes. Les deux termes sont contradictoires. Sauf si l’on définit la liberté comme « le droit de faire ce qu’on désire avec ce qu’on a » (plus exactement : avec ce à quoi on a « naturellement » droit, ce qu’on s’est légitimement approprié, ou ce qui a été légitimement transmis). », in « Libéralisme et Propriété Privée », Henri Lepage, in « Libres ! », Collectif La Main Invisible, 2012

  1. (2)    Lire aussi ce bref article : http://www.lecercledesliberaux.com/?p=11007