Tuesday, November 6, 2018

Peut-on imaginer une société sans Etat ? - 3: Quelques auteurs théoriciens

J'aborde ici la troisième partie de ma présentation prévue pour Lyon dans quelques jours, visant à aborder la question de l'état : "Peut-on imaginer une société sans Etat ?"

Cette fois, le sujet sera différent et probablement plus facile, puisqu'il s'agit de passer en revue "quelques auteurs théoriciens" de la question. Il y en aurait de très nombreux à évoquer, des contemporains comme des anciens, dont une bonne part des auteurs des Lumières en France, en Ecosse ou en Angleterre, mais aussi des auteurs américains ou germanophones de la période du XIXe siècle, et on pourrait même aller chercher du côté de la Chine ancienne tant les idées de liberté sont universelles.

Parce que nous sommes en France, et pour vous permettre de les lire en français, j'ai fait une sélection de plumes françaises modernes et du siècle dernier. Et parce que la demande était faite de vous présenter des économistes "autrichiens", j'ai retenu des noms qui me semblent parmi les plus marquants chez cette "école". Enfin, j'ai retenu deux auteurs américains pour illustrer la "diversité" de cette littérature. Mais pour commencer sur une note souriante et ouverte, permettez-moi de citer quelques humoristes et un célèbre auteur de science-fiction.


Humoristes et Science Fiction

Notre époque connaît des humoristes, et c'est une saine chose. La critique de la société et du pouvoir est la garantie d'un certain degré de liberté, l'humour nous sauve. Mais il me semble que les années 80 ont connu trois personnages spécialement marquants, spécialement acides, très différents tous les trois mais iconique chacun, ayant hélas disparu bien trop tôt, et dont je pense que le verbe ne serait pas toléré de nos jours, du fait du "politiquement correct" ambiant. Ils sont de droite ou de gauche, ou de nulle part, et justement, peu m'importe, car tous se moquent de l'état.

Voici en premier Thierry LeLuron. Imitateur remarquable, il pastichait les hommes politiques de tous bords avec autant de verve et de clairvoyance. C'est avec lui que le grand Coluche avait organisé un mariage burlesque mémorable dont je pense que les dictateurs du genre actuels auraient peu apprécié l'humour.

J'ai retenu de lui cette phrase, parmi tant d'autres : "Le plus dur en France, c’est de devenir chômeur. Avant il suffisait de rater son certificat d’études, maintenant il faut avoir le bac, la licence, l’agrégation." Pourquoi cette phrase ? Parce qu'en quelques mots, elle démontre que les politiciens, donc l'état, sont nuisibles et néfastes dans (au moins) deux domaines essentiels de notre société, l'économie et l'enseignement, et qu'ils nous mentent continuellement. Elle rappelle que le chômage n'est jamais résorbé, mais au contraire savamment entretenu, et que pour que personne ne le remarque, on fait en sorte que le niveau d'instruction baisse constamment.

Passons à une personnalité fort différente, un auteur et un observateur de la nature humaine touchant au génie, j'ai nommé Pierre Desproges. Il est probablement le plus connu pour son rôle d'avocat de la défense du Tribunal des flagrants délires, mais il fut aussi auteur de sketchs célèbres comme celui des juifs et membre de la folle équipe du Petit Rapporteur.

Desproges eut de nombreuses formules pour exprimer sa "détestation" des hommes politiques, et du "système" en général. Celle-ci me parle tout spécialement : "L’élite de ce pays se permet de faire et défaire les modes, suivant la maxime : "Je pense, donc tu suis." Car c'est bien ainsi que les politiciens et surtout les bureaucrates fonctionnent avec nous, ils inventent des modes, des faux problèmes, nous créent de nouvelles peurs ou angoisses, et viennent se positionner en faux sauveurs, en chevaliers blancs de causes sans fondement, pour mieux nous conduire vers leur profit lamentable et vers notre perte.

Mais voici l'autre figure célèbre du mariage évoqué juste avant, ce cher Coluche. Je ne suis pas sûr qu'il faille le présenter ici, même si je tiens néanmoins à attirer l'attention sur ses opinions supposées "à gauche" que pour ma part je lis surtout comme anarchistes au sens strict, c'est-à-dire opposées au pouvoir et donc à la politique et aux politiciens, ce qui est très différent, je crois. Il est connu pour de nombreuses phrases chocs, j'en ai donc retenu une qui colle à mon sens avec cette position que je lui vois : "La grande différence qu’il y a entre les oiseaux et les hommes politiques, c’est que de temps en temps, les oiseaux s’arrêtent de voler." Je n'ai rien à y ajouter, les politiciens sont bien le fléau de notre civilisation.

Pour finir, et ce thème fait l'objet de tout un article dans Libres ! par Sylvain Gay, on trouve de nombreux ouvrages de science-fiction, et auteurs, qui se sont lancés dans l'imagination de mondes sans état, ou dans des critiques de l'état sous diverses formes. Comme le dit Sylvain, "née de la rencontre du progrès scientifique et technique et de la réflexion sur l’avenir, la Science-Fiction entretient des rapports étroits avec l’idée que la liberté est une valeur essentielle qui mérite d’être défendue."

J'ai retenu Philipp K. Dick, l'auteur de Blade Runner, Total Recall et Minority Report, qui nous rappelle que : "La réalité, c’est ce qui, quand vous cessez d’y croire, ne disparaît pas." - En quoi cela nous importe ici ? Et bien cela touche tout le domaine de la novlangue politique, en particulier celui où on tente de nous convaincre qu'il y aurait un intérêt général que l'état pourrait servir, alors que la réalité est qu'il n'existe que des intérêts individuels auquel l'état nuit en chacune de ses actions.


Ecole dite française

Pour revenir sur des auteurs plus classiques, j'ai choisi de revenir 170 ans en arrière, en France. En 1848, Frédéric Bastiat est alors député des Landes - il meurt prématurément de tuberculose en 1850. Avec un volume conséquent d'articles écrits à l'origine pour la presse ou comme lettres, il a alors rédigé ce qui sera plus tard édité comme les "Harmonies économiques", à savoir une des premières théories économiques et politiques modernes aboutie faisant la nique à l'interventionnisme étatique.

Bastiat est un proto-anarchiste capitaliste. Il est célèbre pour deux textes marquant en philosophe politique, à savoir "L'état" et "La loi". Il y décrit un état des plus "minimal", où la "loi" doit se limiter à garantir la propriété privée et à établir les conditions du laissez-faire économique le plus large. Mais il ne va pas, du moins pas explicitement, jusqu'à envisager une société sans état. Sur la première citation, il critique la guerre, la dépense publique et surtout la fausse monnaie produite sous caution étatique, et l'illusion d'enrichissement que beaucoup imaginent aller de pair avec plus de monnaie - ce qui est faux.

Sur la seconde, il critique l'homme politique, mais aussi notre espoir en l'homme politique, et cette croyance de tant de gens que ces surhommes auraient ce pouvoir et ce savoir leur permettant de nous sauver - voire de vivre à notre place.

J'ai choisi ensuite Gustave de Molinari, un Belge disciple de Bastiat, mort quelques 60 ans après lui. Il fut comme lui un "économiste" traitant de philosophie politique, autrement dit un des tout premiers à combiner une vision anarchiste en matière politique, mais purement capitaliste (au sens de pro-entrepreneuriale) sous l'angle de la théorie économique.

Molinari est spécialement connu pour ses "Soirées de la Rue Saint Lazare", où il développe ses théories et notamment ces phrases sur la propriété privée. Pour bien les comprendre, je crois qu'il faut tout d'abord se détacher de la notion de possession que nous y voyons souvent, même si elle reste un effet de la propriété. La propriété pour lui et ses successeurs est un droit, c'est-à-dire une convention sociale, accordée au propriétaire, lui donnant le contrôle de l'objet concerné. Un propriétaire, avant de posséder, dispose, il est en droit de décider quoi faire de sa propriété. La propriété est ainsi une autorisation sociale sur un objet. Et c'est en cela qu'elle rend inutile l'état en tant qu'autorité centrale, car elle matérialise un accord social individualisé et élémentaire.


Auteurs américains "divers"

Chez les anglo-saxons, on trouve des positions anarchistes libérales assez tôt, dès William Godwin par exemple, et des auteurs ensuite restent plus ou moins connus, tel chez les Américains Lysander Spooner ou comme Herbert Spencer que j'ai choisi ici.

L'ouvrage probablement le plus connu de Spencer est "Le Droit d'ignorer l'Etat", dont le titre me semble se suffire à lui-même quant à notre sujet. J'ai néanmoins choisi de Spencer deux phrases hors de ce texte. La première met l'accent sur la propriété privée comme gage de dignité de chacun de nous, et donc toute forme de perte forcée de propriété comme forme d'esclavage. Et c'est logique et cohérent lorsqu'on se souvient de la définition précédente de la propriété, qui est le contrôle, la capacité de décision. Si on ne peut pas ou plus décider de soi-même, de sa propre vie donc, on est bien en situation d'esclave. Tout état nous privant de notre propriété nous met donc en esclavage.

La seconde critique la fonction de législateur, car pour Spencer comme pour les auteurs à suivre, il n'y a pas de légitimité à la loi, au sens de la loi étatique, la légitimité ne pouvant venir que des personnes, adultes responsables, elles-mêmes, précisément si on les prétend responsables. C'est en fait une variante de la citation précédente, où la propriété est remplacée par la responsabilité : la loi en m'interdisant ceci ou cela - car la loi ne peut qu'interdire, ou donner prétexte au vol - elle nie ma responsabilité individuelle et ma capacité à me bien comporter et ainsi réduit mon champ de décision, donc ma propriété. On ne peut pas être responsable c'est-à-dire répondre devant la société et en même temps se voir nié sa propriété.

Mais passons à un autre auteur, Thomas Sowell, qui n'est pas un véritable anarchiste mais un économiste "minarchiste", favorable à un "état minimal". Néanmoins je l'ai choisi parce qu'il est très pédagogue, riche de bon sens et qu'il montre qu'il n'y a pas que des "blancs" pour penser de la sorte. Pour illustration, la première citation qui sur le sujet de la redistribution, nous ramène à la véritable question : plutôt que de débattre sans fin de redistribution, revenons à la question de comment gagner plus. Autrement dit, cessons de vouloir couper et partager un gâteau illusoire, cherchons plutôt à ce que chacun voie son propre gâteau croître.

La seconde est caractéristique de son angle de vue et de son retour au bon sens - je tiens à m'excuser pour la mauvaise traduction, au lieu de "avare", il vaut mieux lire "cupide" pour le "greedy" d'origine. C'est un retour sur le concept de redistribution, où il met le doigt sur l'incohérence de valeur qu'elle cache. Evidemment, derrière cette critique se cache également celle de l'instrument de la redistribution qui est la force étatique. Dans un monde anarchique, il n'y a personne pour redistribuer, mais il n'y en a aucun besoin, car la liberté et la libre concurrence sont là pour assurer la justice de la production - à supposer que ce terme ait un sens.


Ecole autrichienne & Libertariens

L'école d'économistes dite "autrichienne" remonte à Carl Menger, mort à Vienne en 1921, qui lança le premier les principes méthodologiques que ses successeurs ont développés et qui distinguent nettement cette lecture de notre monde des autres écoles d'économie - qui en réalité n'en sont pas. Deux générations plus tard, toujours depuis l'empire Austro-Hongrois, Ludwig von Mises donne ses bases définitives à cette théorie dans son "L'Action Humaine" magistral.

Élève de L. von Mises, Murray Rothbard pousse cette théorie plus loin encore, notamment sur les monopoles dans son volumineux "Man, Economy and State" en 1962. Il est surtout connu pour avoir en parallèle posé les bases d'une théorie complète de l'organisation politique et sociale libérée de l'état qui soit cohérente avec sa théorie autrichienne d'économie. Il est ainsi le fondateur du mouvement des "libertarians" aux Etats-Unis au début des années 1960.

Sur la première citation, Rothbard donne un exemple de son extrême rigueur conceptuelle, ici envers le vol et le meurtre qui sont les deux crimes fondamentaux de toute société - en fait, il n'y en a pas d'autre, tout crime véritable n'en est qu'une variante. Et bien sûr, il vise l'état par ces propos. Le meurtre étatique venant de la guerre, ou des polices trop zélées, et le vol venant de l'impôt ou de l'inflation, qui érode sournoisement le pouvoir d'achat et les bas de laines des plus pauvres.

Sur la seconde, au-delà du positionnement "à droite" ou "à gauche" que je ne crois pas intéressant ici, c'est plutôt le fait qu'il s'attaque ainsi aux deux flancs parce que chacun à sa manière est traditionnellement porteur d'idées étatiques. La gauche comme la droite ne savent pas respecter de manière stricte et systématique la propriété privée et donc la liberté.

Vient ensuite dans ma sélection Hans-Hermann Hoppe. Dit "HHH", il est l'élève et le successeur de Rothbard à la tête de l'école autrichienne et du mouvement libertarien. Il est surtout connu pour son ouvrage "Democracy, The God that Failed" qui met la démocratie en pièce et montre qu'elle est une des causes structurelles majeures des problèmes de la société contemporaine.

Sur cette première citation, HHH montre la rigueur libertarienne à l'oeuvre en mettant le doigt sur une des contradictions du rôle de l'état. Celui-ci est en effet censé être le protecteur du droit, c'est-à-dire le protecteur de la propriété privée, mais en même temps pourtant il est le premier à la violer lui qui nous force à le payer par des impôts et taxes arbitraires.

Et je finis bien sûr sur son sujet fétiche, la démocratie. Selon Hoppe, la démocratie n'est qu'une version "molle" du communisme. Et en effet, comme lui elle repose sur une confiscation de la propriété privée, par une soi-disant majorité envers l'individu. Hoppe considère que même si le processus d'érosion de la propriété est bien plus lent que dans le cas d'un communisme "classique", l'aboutissement reste le même et ne connaît pas d'échappatoire, du moins pas au sein de la démocratie bien sage.


Autrichiens français contemporains

Pour terminer cette partie sur les auteurs et théoriciens, je souhaite montrer que notre pays n'est pas en reste et compte des noms importants dans le petit milieu des libéraux anarchistes.

Pascal Salin peut je crois être présenté comme le leader des économistes autrichiens français et francophones. Ce qui est intéressant, c'est qu'il n'a pas toujours été autrichien, il y est venu assez tard mais pour devenir depuis un critique poli mais farouche de l'étatisme et de la fiscalité de ce pays. Salin reprend ici l'idée de la citation de Rothbard, mais plus pour montrer que la dichotomie droite-gauche ne correspond pas à la pensée de tout le monde, en particulier de ceux qui mettent leur liberté en premier.

Henri Lepage est celui qui a introduit le mot "libertarian", devenu libertarien chez nous. Sur cette citation, il rappelle que l'état n'est en réalité qu'une illusion, puisqu'il n'existe que par l'intermédiaire de la foule des bureaucrates et élus qui lui donnent substance et qui sont autant d'individus faisant avant tout avancer leurs intérêts propres.

Christian Michel est un entrepreneur autodidacte de la liberté qui a écrit quelques ouvrages non-académiques de haute facture sur la société libre et la critique de la société actuelle. C'est probablement celui des non-théoriciens qui m'a le plus influencé et le plus inspiré dans ma propre réflexion et démarche militante. Et justement, il nous indique que l'action militante digne, du moins celle se voulant cohérente avec les principes de non-violence libéraux, se doit de rester non-violente et donc de bannir toute forme de blocage, de prise de pouvoir ou même d'action électorale - un élu étant aussitôt en position d'imposer ses vues aux autres.

Enfin, je ne peux oublier Serge Schweitzer dont les talents de pédagogues et le sens de l'humour acide ont marqué des générations d'étudiants. Et parlant d'étudiants, il lance ici une pique affûtée au droit public et à ses enseignants dont il critique l'incohérence. Selon lui, le droit public est un non-droit, un faux-droit, puisque foisonnant d'arbitraire et de violation des principes immémoriaux du droit, et surtout permettant à des dispositions arbitraires de se voir parées par l'habit de la légalité, en lieu et place de la légitimité.

À suivre...

No comments: