Ce billet est le second d’une série de quatre prévus autour du thème de l’identité dans la société numérique. Il s’intéresse aux travers de la mise en place d’une carte d’identité par l’état.
On a vu dans le billet précédent que dans la vie courante, il n’y a pas besoin de carte d’identité. Celle-ci résulte de l’éloignement, de la distance mise entre l’individu et l’administration qui ne le connaît pas, ou plus plutôt, alors même que ce serait plus logiquement à elle de se faire reconnaître.
Parmi les phénomènes sociaux aberrants récents liés à l’identité officielle, les « Sans papiers » sont probablement encore dans les mémoires. Voilà des migrants qui ont volontairement détruits – ou caché – leurs pièces d’identité pour espérer profiter d’un « vide juridique » des textes obscurs établissant le « social » en ce pays, et ainsi bénéficier d’une manne et d’une légalité. Ce n’est bien sûr pas leur démarche qui choque – elle est rationnelle – mais l’idée même qu’un législateur inique ait pu donner un statut particulier à des individus selon leur capacité ou pas à produire une « identité ».
C’est d’ailleurs là tout le problème de ce concept. Imaginez, cher « compatriotes », que les circonstances – une inondation, un incendie – devaient détruire vos « papiers ». Alors même que votre situation serait des plus critiques, vous ne pourriez plus bénéficier des « services publics » ni de tous ces machins rendus obligatoires pour la seule raison de votre incapacité à prouver qui vous êtes. Paradoxe où je te reconnais d’un côté, mais je me défie de toi quand je t’oblige à venir à moi.
Dans une société de carte d’identité, la règle de base est à la défiance, il faut prouver qui ont est. Cette logique est absurde et incohérente : suis-je en droit de contester le paiement de mes impôts sur la seule base de la remise en cause de l’identité de mon percepteur ? Après tout, pourquoi payer le fisc quand on n’est même pas sûr que l’argent soit bien reçu par ce gouvernement qui le réclame ?
Un autre problème de fond de l’identité étatique tient à son lien avec la nationalité. S’il ne s’agissait que d’un mécanisme, une sorte de service pour attester de l’identité de Paul ou de Jacques, cela pourrait s’avérer utile dans un monde ouvert où les distances se gomment – on y reviendra. Mais la carte d’identité est aussi une carte de nationalité, comme le passeport. Elle est accordée non pas à qui la demande contre paiement, mais à ceux que l’état français reconnaît parmi ses ouailles.
Ce mécanisme crée alors un phénomène de banalisation, d’égalitarisme et de collectivisation. L’individu bien qu’identifié et reconnu pour lui-même, se trouve en même temps dépersonnifié par l’assimilation que lui impose une nationalité identique à celle de personnes dans lesquelles il ne se reconnaît pas forcément. « Je suis aussi Français que vous » est une phrase souvent entendue, qui illustre le nivellement implicite que cette forme d’identité porte en elle. Je ne suis pas reconnu pour qui je suis, mais pour mon appartenance fortuite et imposée à une abstraction qui m’assimile à d’autres individus, certainement respectables, mais avec lesquels je n’ai pas grand-chose à voir.
Au-delà de ce tour d’horizon très rapide, une des questions brûlantes tient à l’évolution de cette « identité nationale » alors que tout se numérise : que vaut la carte d’identité sur Internet ? Pas grand-chose si on considère le support matériel, impropre pour cet environnement. Mais on peut imaginer, comme certains pays y travaillent voire tentent des approches, qu’une carte à puce ou autre permette de franchir la barrière du numérique. Que faire alors d’une telle identité ?
On se rend compte tout de suite qu’elle se trouve en concurrence avec toutes les autres formes d’identité qu’on trouve sur le Net – à commencer par votre compte Facebook ou Google. Et qu’elle n’est guère reconnue que par les mêmes institutions nationales que dans la vraie vie : l’état péruvien a peu de chance de reconnaître mon identité comme français. On comprend donc vite que l’absence de nationalité sur le Net conduit au besoin d’une identité qui soit reconnue ou reconnaissable sans la moindre prise en compte des identités nationales, vides de pertinence.
On commence à voir pointer des services privés d’identité numérique. La compétition se fait en ce moment sur deux axes. Certains comme Google jouent sur le caractère universel de l’identité, sa capacité à être reconnue et techniquement compatible avec l’immense majorité des sites web. D’autres proposent de vous offrir une identité numérique avec plus ou moins « d’assurance », c’est-à-dire de preuve plus ou moins forte qu’il s’agit bien de vous. Cela est utile par exemple lors de transactions commerciales sur Internet impliquant des montants spécialement importants.
C’est la beauté du marché que de progressivement faire émerger une identité qui revienne à l’origine du besoin social, tel qu’abordé dans le billet précédent. On peut parier que l’identité numérique – nos identités numériques – sera ainsi affranchie de sa part d’étatisme – lourdeur, arbitraire, défiance – et finira par remplacer nos cartes et passeports à un horizon bien plus court qu’on l’imagine.
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