On est fier en France de revendiquer la dimension absolue de
la liberté d’expression, comme le phénomène de Charlie l’a récemment laissé à
penser. Dès lors, la liberté d’expression en entreprise ne serait, par
extension, que pleine et entière et se poser la question serait presque
blasphématoire.
Pourtant, quiconque a un peu d’expérience professionnelle
sait très bien que toute entreprise a ses codes et autres règles et qu’on ne
parle pas à son patron ou à son collègue comme au premier inconnu dans la rue –
du moins si on ne perd pas totalement sa carrière de vue.
On peut alors s’interroger sur cette spécificité apparente
de l’entreprise. Est-ce à dire que l’entreprise serait une forme de prison de
la pensée, un domaine où, contrairement à tous les autres, on se doit
d’éteindre ses opinions comme ses sentiments dans l’intolérance absolue
pourtant décriée ?
Il me semble que non et que c’est d’abord sur le concept
même de liberté et de liberté d’expression qu’il faut revenir, pour mieux
comprendre ce qu’il se passe en entreprise comme ailleurs.
C’est bien connu, la liberté s’arrête à celle d’autrui.
De là, de nombreux philosophes ont traité de sa nature et de ses limites.
Beaucoup sauront bien mieux que moi en faire le tour et la synthèse. Pourtant,
il est une branche de la pensée occidentale, hélas par trop oubliée de nos
jours, qui propose une articulation à la fois extrêmement simple et profonde de
la liberté et de son ancrage dans notre réalité sociale : les libéraux
classiques des Lumières.
Ainsi John Locke est connu pour être un des premiers à avoir
articulé le lien entre liberté, droit et même économie, de manière simple et
réaliste. De nombreux autres ont suivi – Boisguilbert, Destutt de Tracy,
Tocqueville, Herbert Spencer, etc. – et je limiterai à un de leurs héritiers
contemporains, Henri Lepage. Celui-ci nous propose une brillante définition de
la liberté : « le droit de faire ce qu’on désire avec ce qu’on a ». (1)
Autrement dit, la liberté est totale chez soi, mais
conditionnée à l’accord du voisin une fois chez celui-ci. C’est assez conforme
à notre fonctionnement social spontané : invité chez quelqu’un, on ne se
comporte plus comme chez soi, mais « comme il faut » et même comme
notre hôte s’y attend. La liberté n’est jamais absolue en ce monde, et c’est la
propriété qui en matérialise les bornes, c’est une condition fondamentale du
fonctionnement social.
Mais alors la liberté d’expression ? N’est-elle pas
supposée absolue ? Pourquoi en irait-il autrement que pour notre liberté
« tout court » ?
En fait, la liberté d’expression ne fait pas exception,
contrairement à bien des voix qui le proclament autrement. Prenons deux
exemples simples pour s’en convaincre. L’invité se doit de respecter les règles
de son hôte, on l’a vu. Aller chez un voisin musulman et y clamer son
islamophobie, c’est s’exposer à une mise à la porte pleinement justifiée. Et
dans une salle de cinéma privée, crier « au feu » pour jeter
volontairement la panique, c’est tout autant s’exposer à une exclusion qu’on ne
saurait dénoncer.
On le voit bien, l’abus de liberté d’expression a des
conséquences et des bornes. Mais cet « abus » n’est pas
arbitraire : c’est le propriétaire des lieux qui décide de l’abus, ou non.
Dans notre cas, c’est donc l’entreprise, ou ses dirigeants. La liberté
d’expression en entreprise, ce n’est pas un concept dénué de bornes et ces
bornes sont dans les mains de ceux qui font les règles. On retrouve bien là les
codes évoqués au début.
Mais il y a une seconde dimension à la liberté d’expression.
L’expression libre laisse des traces chez les autres. Elle forge ainsi l’opinion
que les autres se font de nous, notre réputation. On entend souvent dire qu’on
a un droit à l’image, mais cela n’a pas de sens, car notre image est faite par
tous les autres en réaction à nos actes et à nos propos. Et il en est bien sûr
de même en entreprise, concernant notre relation quotidienne et continue avec
nos collègues.
Il y a donc en conclusion deux freins à la totale liberté
d’expression en entreprise : notre réputation et les codes internes
spécifiques. Mais cela est en réalité vrai de la liberté d’expression au sein
de toute organisation sociale privée – copropriétés, associations ou
entreprises. Toute liberté n’est faite que d’équilibre et l’expression ne fait
en rien exception.
- (1) « Dans cette perspective lockéenne, il n’est plus possible de réduire la liberté au seul « droit de faire ce qu’on désire ». Admettre qu’on puisse faire ce qu’on veut, c’est en effet nier la propriété des autres, et donc violer leur liberté. On retombe sur le problème posé par Hobbes. Les deux termes sont contradictoires. Sauf si l’on définit la liberté comme « le droit de faire ce qu’on désire avec ce qu’on a » (plus exactement : avec ce à quoi on a « naturellement » droit, ce qu’on s’est légitimement approprié, ou ce qui a été légitimement transmis). », in « Libéralisme et Propriété Privée », Henri Lepage, in « Libres ! », Collectif La Main Invisible, 2012
- (2) Lire aussi ce bref article : http://www.lecercledesliberaux.com/?p=11007