Interview Grégoire
Canlorbe – Stéphane Geyres
1) Vous êtes libertarien et
président du « mouvement des libertariens ». Libertarien est un terme
récent, remontant aux années 1970 ; et on estime la plupart du temps qu’il
servirait à qualifier un libéralisme « excessif »,
« caricatural », « extrémiste », par opposition à ce qui
serait le libéralisme « modéré » et donc « sain » et
« raisonnable » d’un Hayek, d’un Aron ou d’un Rawls.
En bref, les libertariens seraient les partisans d’un libéralisme pur et
dur et à ce titre exagéré : un « ultralibéralisme ». Que
répondez-vous à ce reproche d’extrémisme ?
Tout d’abord, merci cher Grégoire pour avoir pris l’initiative de cet
entretien. C’est un réel plaisir de répondre à un jeune journaliste de talent
qui sait voir les vraies questions.
Il y a certes bien des facettes à votre question, mais elle a en effet
le mérite de poser tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, sans toujours le
courage de la confrontation.
Je pense que pour vous répondre au mieux, il faut revenir sur l’histoire
du libéralisme dans notre pays – j’essaierai de rester concis. On peut oser
ainsi simplifier avec quatre périodes qui correspondraient très grossièrement
aux quatre derniers siècles. Au XVIIIe tout d’abord fleurissent les célèbres
Lumières. Leur apport est avant tout sur l’aspect juridique, c’est sur leurs
bases que se construira la Révolution et depuis la démocratie en France et dans
le monde. Certains, comme Richard Cantillon, nous ont aussi donné de grandes
avancées dans le domaine économique, mais si les Lumières brillent encore,
c’est pour avoir fait avancer la Liberté dans sa dimension politique en lien
avec le droit. Puis vient Jean-Baptiste Say, suivi de Frédéric Bastiat,
lesquels au XIXe vont poser les fondements de la théorie économique telle que
tout libéral contemporain sérieux la comprend. Le terme de « libéralisme » naît
juste après Napoléon, mais Bastiat se considérait « économiste », car il
semblait acquis que les idées de liberté avaient été réglées avec les Lumières.
Quant à Léon Say, une génération plus tard, il se pensait « libéral », terme
qui s’est peu à peu installé comme « partisan du laissez-faire économique ».
Puis avec la Première guerre mondiale et la généralisation de la démocratie,
comme l’explique très bien Hoppe, et malgré l’émergence de l’école
autrichienne, le XXe voit la gangrène social-démocrate gagner l’Occident. Avec
elle, le libéralisme perd peu à peu dans l’esprit commun sa base juridique pour
devenir chez certain un simple « discours favorable à la libre entreprise ».
Aux États-Unis d’après le New Deal, hélas désormais sociaux-démocrates, le
« libéral » est carrément devenu synonyme « d’homme de gauche non
communiste ».
C’est alors, dans les années soixante, qu’émerge aux États-Unis le terme
de libertarian, repris chez nous dans les années 80 par Henri Lepage en «
libertarien », et adopté par ceux qui se reconnaissent comme héritiers de ces
diverses phases, mais fuient l’amalgame avec le liberal socialisant.
Tout cela pour rappeler que le libéralisme est bien double dans son
histoire, il se revendique des Lumières sous l’angle du droit et du «
laissez-faire » plus économique – et ses théories modernes. Le libéralisme
contemporain est même l’aboutissement de ces divers courants, qui l’ont
construit et dont il se nourrit. Il y a diverses manières de le définir
formellement, plus ou moins équivalentes, j’en donnerai deux. La plus correcte
consiste à l’assimiler à un ordre social où le principe de non agression serait
pleinement respecté. Pour ma part, je trouve plus palpable de l’identifier à
une organisation sociale où règne la stricte uniformité du droit, l’état de
droit le plus strict, où aucun privilège n’existe ni ne peut exister. On note
au passage que ces deux définitions n’ont rien d’économique. Mais c’est parce
qu’il est en réalité impossible de dissocier ces deux aspects de la vie. J’en
veux pour preuve, pour finir ces rappels théoriques, la définition de la
liberté donnée dans Libres ! par
Henri Lepage – encore lui : « on définit la liberté comme le droit de faire ce
qu‘on désire avec ce qu‘on a (plus exactement : avec ce à quoi on a
naturellement droit, ce qu‘on s‘est légitimement approprié, ou ce qui a été
légitimement transmis) ». J’aime cette définition parce qu’elle est positive et
parce qu’elle mêle droit (avoir) et économie (faire).
Ce rappel n’est pas je crois inutile car ce n’est pas l’image, la
compréhension que bien des gens de nos jours ont du libéralisme. Pour revenir à
votre question, je doute fort que les auteurs que vous évoquez se
revendiqueraient du libéralisme ainsi défini – et je ne vous cache pas que
selon moi, aucun n’exprimait en effet des thèses pleinement libérales. Je me
demande même comment on peut oser qualifier Rawls de libéral, alors qu’il est liberal, donc social-démocrate. Aron est probablement plus un
libéral économique, alors que Hayek, qui pour beaucoup représente le summum du
libéralisme moderne, n’a pas su transposer sous l’angle politique les
nombreuses avancées économiques qu’on lui doit.
Beaucoup sans doute seront choqués d’une telle analyse et, vous avez
raison, trouveront la position libertarienne inutilement « excessive » ou «
extrême ». J’ai hélas l’habitude de ce genre de propos bien malheureux ; il
faut avoir la carapace solide quand on est libertarien.
Je constate simplement, après quelques temps passés au contact de
nombreux critiques, qu’on peut en distinguer trois familles principales. Je
passerai vite sur ceux qui ont les idées claires sur le libéralisme, mais optent
pour une position politique mesurée parce qu’ils pensent que ce serait
tactiquement plus habile. La critique d’extrémiste dans ce cas n’est pas bien
grave, puisqu’au moins nous sommes d’accord sur le fond. La plupart par contre
n’ont tout simplement pas compris ce que la Liberté suppose, je n’ai pas peur
de le dire. On trouve ainsi beaucoup de pseudo libéraux qui en sont restés à la
seule vision économique, favorables au laissez-faire mais en même temps ne
sachant pas voir que les fonctions régaliennes pourraient être confiées au
marché libre dont ils se prévalent. Plus rarement, on peut rencontrer des
relativistes pour qui le concept de liberté impliquerait celui de tolérance et
donc l’impossibilité de donner au libéralisme un cadre définitif. Tous ces gens
« raisonnables » ou « mesurés » ne voient pas qu’ils sont dans l’incohérence.
Pourtant, et ce sera ma réponse après ces longs préliminaires, la chose
est simple. Si la liberté tient du droit, et il s’agit du droit dit naturel,
minimal, la non liberté tient donc de l’inverse du droit, qui est la force,
l’agression – on parle de coercition. Or quel est l’organe social qui par
définition incarne la force ? L’état bien sûr. Le libéral est donc tout
simplement un adversaire de l’état. Je constate que les auteurs de ces
critiques ont oublié de les retourner à celui qui devrait en toute logique être
leur adversaire. C’est dommage.
2) Doit-on être nécessairement un
anarchiste pour se prévaloir à juste titre du libertarianisme ? Pour dire
les choses autrement, le minarchisme est-il une option cohérente ou au
contraire incohérente pour un libertarien ?
En effet, selon Wikiberal, « pour [les libertariens], les pouvoirs de
l'état devraient être extrêmement restreints (minarchisme), ou même supprimés
(anarcho-capitalisme).» D’où votre question, et bien d’autres occasions de la
voir posée, beaucoup pensant que le minarchisme est non seulement possible mais
souhaitable comme compromis ou étape de transition – ce qui renvoie d’ailleurs
à la question précédente.
Il me semble que la réponse doit aborder deux axes pour être complète.
Il y a la théorie et la situation d’aujourd’hui. Sous l’angle théorique,
j’attends toujours le minarchiste qui saura expliquer comment on pourrait à la
fois avoir égalité de tous devant le droit et avoir un état bureaucratique quel
qu’il soit. Le simple fait d’accepter le pouvoir d’un élu ou d’un fonctionnaire
va à l’encontre de ce principe, pourtant à la base même du libéralisme. Je ne
fais là que reprendre un argumentaire éculé, des théoriciens comme Rothbard
ayant depuis fort longtemps montré qu’il n’y a qu’une seule option libérale
cohérente, celle de l’anarcho-capitalisme. Donc en effet, sous cet angle, la
question ne se pose même pas.
Sous l’angle plus concret, certains pensent par exemple qu’on pourrait
réduire l’état. Mais dans un article – sur mon blog – je montre que cela est
vide de sens, sauf à réduire l’état à un tel niveau que nous serions en fait
dans un système anarcap. Dit autrement, la seule minarchie possible car cohérente
est une société anarcho-capitaliste.
Enfin, il y a la réalité actuelle et la question dite de la transition,
c’est-à-dire comment transformer la tyrannie démocratique actuelle en une
société libre ? Il est clair que cela ne peut se faire en claquant des doigts
et qu’il faudra un certain temps, même bref. Dans ce cadre, beaucoup sont
minarchistes en ce sens qu’ils sont favorables à une société de moindre état
comme un moindre mal ou comme une étape transitoire nécessaire.
Je n’ai pas d’opposition à une telle analyse, à condition cependant de
bien poser le but, de ne pas oublier que l’objectif ultime ne peut être que
l’anarcapie. Car sinon, c’est peut-être faire mal au Léviathan actuel et lui
rogner les ailes, mais ce n’est pas le tuer. Et Léviathan nous a montré à
travers les siècles sa nature de phénix capable de renaître à tout moment.
En conclusion donc, oui, le minarchiste ne peut être qu’un anarcap
pragmatique s’intéressant à la transition ou un anarcap en devenir – quand il
sera devenu anti-état.
3) Vos vues en science économique
rejoignent pour l’essentiel les conceptions du courant de pensée autrichien, en
particulier la lignée Von Mises – Rothbard – Hoppe.
Vous n’êtes pas sans savoir que ce courant de pensée est assez
minoritaire dans les universités et que la plupart des économistes du
main-stream « néoclassique » lui reprochent un certain amateurisme,
et ce pour trois motifs principaux : en premier lieu, le courant
autrichien, à l’exception d’auteurs plus modérés comme Hayek ou Kirzner,
prônerait un retrait excessif de l’Etat de la vie économique et serait aveugle
au caractère nécessaire de certaines interventions pour tempérer les dérives du
marché, en particulier pour ce qui a trait à la concurrence inégale et aux
asymétries d’information.
En second lieu, le courant de pensée autrichien rejetterait à tort toute
formalisation mathématique des états d’équilibre du marché, laquelle constitue
selon le main-stream le seul et véritable objet de la science économique digne
de ce nom.
Enfin il commettrait l’erreur de souscrire à une méthodologie réaliste
(i.e. visant à concevoir des théories qui ont pour propriété de décrire
fidèlement la réalité) alors que c’est l’instrumentalisme (i.e. visant
uniquement à élaborer des théories qui permettent de formuler des prédictions
correctes) qui reçoit les suffrages les plus favorables de la part des
économistes du main-stream.
Que répondriez-vous à ces trois ordres de critique ?
Tout d’abord, je n’ai pas de « vues » en économie. D’une part je ne suis
qu’un modeste témoin de la théorie autrichienne, je ne saurais être pris pour
un expert comme un Guido Hülsmann ou un Renaud Filleule peuvent le revendiquer.
Surtout, la science économique étant justement une science, on n’a pas de «
vues » en économie : on sait décrire un phénomène x ou y ou on ne sait pas, il
n’y a pas place à « l’opinion » ni aux « vues ».
Ceci posé, votre premier point mériterait probablement tout une thèse.
J’en retiens l’aspect minoritaire, l’amateurisme, la notion de courant, le rôle
de l’état, les dérives du marché dont la concurrence et l’information. Beau
programme !
Il est toujours étonnant que l’aspect minoritaire ou pas puisse être un
argument dans une conversation se voulant rationnelle, voire scientifique. Peu
importe qu’il n’y ait même qu’un seul économiste autrichien, la seule question
est de savoir si la théorie qu’il promeut est juste ou fausse. Et je dis bien «
juste ou fausse », c’est-à-dire donnant une description ou une explication des
phénomènes économiques conforme à ce qu’ils sont réellement. En l’occurrence,
la nature axiomatique de la théorie de Menger – Von Mises – Rothbard – Hoppe en
fait une forteresse de certitude scientifique. Alors les majoritaires, vous
savez…
À ce titre, l’amateurisme me semble plutôt être du côté des mainstream
justement. Car l’ensemble de la démarche méthodologique des keynésiens et
consorts démontre un refus de réalisme, pour ne pas dire un aveuglement à la
réalité sociale. Par exemple, imaginer qu’on puisse tester un modèle économique
est une hérésie qui montre que ces écoles ne se rendent pas compte qu’on ne
peut jamais reproduire deux fois les mêmes conditions sociales et économiques
sans attenter à l’objectivité : qui a déjà vécu une situation en tire des
enseignements dont il tiendra compte une fois réexposé aux mêmes conditions.
S’agissant du rôle de l’état, il me semble que l’écart avec les
positions plutôt pro-étatiques du mainstream est l’illustration de leur
divagation méthodologique. L’analyse de l’école autrichienne part de l’acte
économique fondamental, l’échange libre entre deux humains. Toute la théorie en
découle. Or cet échange, tel que nous sommes des milliards à l’effectuer
spontanément chaque jour, ne doit dans l’immense majorité des cas rien à
l’Etat, qui n’en est pas non plus un acteur. A contrario, le mainstream
considère l’état comme présent et le pose a priori, sans plus de justification,
comme un acteur, réel ou légitime, ce qui ne correspond à aucune réalité – que
ceux qui se font accompagner d’un bureaucrate chaque fois qu’ils vont faire
leurs courses viennent me contredire.
Quant aux dérives du marché… il me semble que ce pseudo concept, ce
prétexte, exprime une incompréhension de ce qui le marché est vraiment. Comment
un humain qui fait partie du marché pourrait-il établir de manière objective
que ce dernier présente des défauts ou des dérives ? Si le marché a des
comportements qui nous choquent, ce qui peut être le cas pour certains, cela
reste pour autant toujours l’expression du libre choix de l’ensemble de
l’humanité. Comment quiconque pourrait-il se poser en juge de ces choix ? La
notion de dérive relève du jugement de valeur d’un homme envers l’humanité,
rien de moins. Voilà bien un concept des plus présomptueux et dont on imagine
vite les dérives…
Enfin, je ne pense pas qu’il y ait de courant au sein de l’école
autrichienne. Il y a tout au plus divers auteurs, tel Hayek, qui à un moment ou
sur certains points abandonnent ce qui la caractérise le plus à mon sens, à
savoir l’individualisme méthodologique. Ce faisant, je ne crois pas qu’ils
soient capables d’aboutir à des conclusions ayant une réelle valeur.
Mais passons à votre second point. Tout d’abord, en vertu de quel
principe le fantasme de l’équilibre de marché devrait-il être le sésame de la
science économique ? Sauf erreur, l’économie n’est pas la science de
l’équilibre du marché mais celle de l’accès aux ressources dans un monde de
rareté. L’équilibre ne serait donc pas un principe mais au mieux un résultat
d’analyse. De plus, Ludwig Von Mises explique très clairement que l’équilibre
est au mieux un outil conceptuel, mais n’a aucune réalité parce que le marché
est un processus continu en perpétuel mouvement vers ses prochaines conditions
de prix. Révérer l’équilibre du marché n’est donc que se complaire dans une
abstraction sans aucune réalité.
Quant au recours aux mathématiques, ce ne serait pas un mal en soi, si
les mathématiques, comme c’est le cas en mécanique, permettaient de décrire
précisément le monde. Mais ce n’est pas le cas en économie et même, cela ne
peut pas l’être. Ludwig Von Mises, encore lui, explique de manière très simple
pourquoi l’économie ne peut pas être mise en algèbre. Le principe des équations
en physique tient à leur capacité à mesurer, calculer, exprimer des grandeurs
mesurables. On calcule des hertz ou des watts, lesquels ont une manifestation
précise dans ce monde. Mais en économie par contre, rien n’est mesurable, car
rien n’est ni palpable ni objectivement définissable. À commencer par la
richesse qui ne se réduit pas à la masse monétaire contrairement à ce que
l’immense majorité soutient. Bref, les maths en économie, cela n’a strictement
aucun sens et les mettre en avant n’est qu’une ineptie.
Enfin, votre troisième point, sur le réalisme face aux prédictions. Là
encore, on est en pleine confusion. La science physique permet de prédire les
futurs mouvements d’un mécanisme parce qu’elle permet de décrire exhaustivement
sa dynamique et que celle-ci ne dépend que de son design. En économie par
contre, le futur n’est autre que le fruit d’une infinité de décisions prises en
continu, librement et indépendamment par les gens sur le marché. Pour espérer
prévoir le futur, il faudrait pouvoir modéliser ce système d’une immense
complexité, ce qui est et restera impossible, même avec le progrès de la force
de calcul des ordinateurs de demain. Pour s’en convaincre, imaginons l’inverse.
Je fais une prédiction géniale. Disons que je prévoie que le cours de LVMH
prendra 5 pts par mois pendant les 6 mois à venir. Pourquoi ne pas le garder
pour moi ? Je fais croire l’inverse, peu à peu j’achète un maximum d’actions de
manière à profiter de ma trouvaille. Mais alors, tous les économistes devraient
pouvoir faire cela et donc devenir richissimes. Or que constatons-nous ? Tout
l’inverse. Les « experts » publient leurs « prédictions ». Car ils espèrent
ainsi attirer les naïfs dont l’afflux fera monter des cours qui sinon
resteraient atones. Autrement dit, les économistes mainstream sont incapables
de prédiction. C’est d’ailleurs très bien comme ça et donc l’économie n’est pas
une affaire de prédiction.
4) Sous quelles circonstances et
pour quels motifs avez-vous finalement rejoint les rangs de la pensée libertarienne
ainsi que du courant autrichien en science économique ?
Ceci s’est-il fait du jour au lendemain ? Avez-vous eu au contraire
une transition lente, subreptice, pas à pas, vers le libéralisme et l’école
autrichienne ?
Je suis un autodidacte de l’économie. Travaillant parmi des financiers,
je décidais il y a sept ou huit ans de me mettre à l’économie. Me voilà donc
fouillant le web à la recherche des bases. Bien sûr, je suis très vite tombé
sur des équations dans tous les sens. Les maths ne me font pas peur, je suis
titulaire d’une licence de mathématiques. Mais la simple idée d’être mis en
équation me semblait fumeuse : comment pouvait-on mettre mon libre choix en
équation, fusse de manière probabiliste ? Je continuai donc à chercher dans
l’espoir d’une approche qui serait plus convaincante, lorsque je finis par découvrir
le Mises Institute et la mine d’or que constitue son site web.
J’avalai alors Human Action, Man Economy and State et For a New Liberty, et depuis de nombreux
autres ouvrages. Dès que j’eus lu Rothbard, les pièces du puzzle se mirent en
place, très vite : c’est tellement simple et évident dès qu’on a compris la
différence entre état et régalien. C’est tellement simple que je ne comprends
pas qu’on puisse le critiquer.
Mais pour vous répondre, une fois
que j’eus découvert les auteurs libertariens, je basculai très vite – je devais
sans doute être prêt à le faire, il ne me manquait qu’une pichenette.
5) Tous les libertariens ne sont
pas partisans de l’école autrichienne. Un auteur cent pour cent libertarien (et
anarchiste) tel que Bryan Caplan est explicitement hostile au courant de pensée
autrichien et se réclame du main-stream néoclassique.
Selon vous que gagne-t-on à être un libertarien rallié aux idées
autrichiennes ? Quel est le manque à gagner pour un libertarien qui se
prévaut du courant néoclassique ?
On peut être libertarien et non autrichien, c’est certainement possible,
tant qu’on rejette toute intervention étatique et l’état lui-même. Cela dit,
j’avoue ne pas savoir en détails pourquoi Bryan Caplan est « hostile » aux
idées autrichiennes, mais je ne comprends pas comment cela est possible. Car la
théorie autrichienne donne les outils les plus précis pour comprendre les
mécanismes économiques et même sociaux. Quant au manque à gagner, il me semble
que le plus important tient à sa compatibilité avec le jusnaturalisme anarcho-capitaliste.
Autrement dit, l’EAE supposant la préférence temporelle de chacun, elle
ne repose sur aucune fonction d’utilité, contrairement aux autres écoles. Ce
qui est en droite ligne avec le principe libertarien voulant que rien ne puisse
justifier – et surtout, aucune « utilité » collective – des formes de
coercition telles que taxes, impôts ou règlements.
6) Votre regroupement politique,
« le mouvement des libertariens », affiche pour slogan :
« Les libertariens ne veulent pas prendre le pouvoir mais vous le
rendre ».
En démocratie, nous sommes accoutumés à penser que c’est via le vote
électoral – et ce faisant via une participation indirecte à la confection des
lois – que le pouvoir est rendu aux gens. Votre slogan, si je vous comprends
bien, cherche à faire comprendre l’inanité d’une telle vision des choses ?
En effet. Si la démocratie nous « rendait » le pouvoir, les bureaucrates
n’auraient par exemple aucun moyen de nous forcer à payer l’impôt. Ce simple exemple
montre bien que le pouvoir ne nous est pas rendu – au contraire, la démocratie
est un arbre qui cache la forêt, un cache sexe de notre soumission à l’abus de
pouvoir institutionnalisé.
Bien des pseudos libéraux croient que la démocratie est compatible avec
notre liberté et qu’il suffirait de réduire le périmètre de l’interventionnisme
pour atteindre un point d’équilibre, une forme de minarchie idéale. Comme le
livre remarquable de Frank Karsten le développe – Dépasser la démocratie – la démocratie n’est en réalité qu’une
forme sophistiquée de tyrannie, injustifiable donc.
7) Un reproche fréquent qu’on
adresse aux libertariens consiste à affirmer qu’une société où la liberté
prévaut sur toute autre valeur serait tout simplement « indécente » car
cette prédominance de la liberté empêcherait qu’on puisse sanctionner certains comportements
pourtant réprouvés par le sens moral de tout un chacun.
Par exemple une société libertarienne, dit-on, autorise un patron à
verser à ses employés un salaire très faible, couvrant à peine la subsistance
des salariés. Elle autorise que certaines personnes vendent leurs charmes
moyennant une certaine somme d’argent. Elle autorise qu’on profère toutes
sortes d’insultes racistes. Elle autorise qu’on consomme ou qu’on vende de la
drogue. En bref elle autorise toutes sortes de comportements envers soi-même ou
envers autrui qui vont à l’encontre d’un sens moral qui serait, dit-on, universellement
partagé par les individus.
Les tenants de cette vision de chose aiment surenchérir : « les
libertariens ne donnent au fond aucun sens à la notion de communauté ; ils
prônent un individualisme forcené qui soustrait les êtres humains à toute
coercition exercée par un socle commun de valeurs élémentaires. »
Quelle
serait votre réponse à ce discours qui a le vent en poupe ?
Je ne vois pas bien ni où la liberté prévaudrait sur toute autre valeur,
ni pourquoi toute autre valeur devrait prévaloir sur la liberté. Votre question
aborde les sujets de morale et de communauté fondée sur des valeurs morales. Et
vous avez raison, beaucoup portent de telles critiques, mais ils ne démontrent
là que leur incompréhension de la société libre.
Car en matière de morale, la liberté est très paradoxale et bien plus
subtile que ces naïfs savent le voir. Au premier niveau, en effet, la morale ne
peut être un motif de sanction. Plus exactement, la question n’est pas tant
celle de la sanction que de savoir qui serait en position de sanctionner qui.
En effet, pourquoi serait-il interdit de vendre de la drogue ? Et par qui ? Qui
serait donc légitime à imposer aux autres de telles préférences ? Personne bien
évidemment et donc la seule société juste à cet égard ne peut être qu’une
société où il n’y a aucun pouvoir imposant ses vues aux autres, catholiques,
juifs, gays ou autres.
On a bien vendu des cigarettes ou de l’alcool pendant des générations.
Insulter quelqu’un n’est souvent qu’une notion très relative de la liberté
d’expression – pour moi, être traité de socialiste serait une insulte mais je
suppose que son auteur serait insulté si en retour je le traitais de libéral.
Quant au sexe, ce n’est jamais qu’un service comme un autre, qui n’a aucune
raison intrinsèque de ne pas être reconnu comme tel.
Non en effet, le libéral ne peut concevoir que de tels actes soient a
priori interdits par voie législative, car la révulsion morale ou autre qu’ils
peuvent provoquer ne relève pas de l’agression manifeste d’autrui ni de
l’atteinte à la propriété individuelle – au contraire.
Pourtant, et c’est là le point le plus important, la société libre sait
très bien héberger la morale en son sein, chose que ces critiques ne savent pas
voir. Voyons comment.
Tout d’abord, dans une société libre, il n’y a pas absence ni de loi ni de
morale. Mais ce n’est pas l’état ni un quelconque lobby tel celui des
catholiques qui fait cette loi et cette morale, toute l’idée de liberté est là.
Tu ne n’imposeras pas tes préceptes. Non, loi et morale sont dites par le
propriétaire des lieux. Et c’est logique : lorsqu’on visite ses amis, on se
conforme à leurs habitudes ou exigences : mettre des patins ou parler leur
langue. Et bien de même, si ces amis n’aiment ni la drogue, ni les Arabes et
surtout pas l’anglais, il n’y a rien à leur reprocher, il s’agit de le
respecter – ou de choisir de les perdre comme amis.
Mais quand je dis « propriétaire des lieux », c’est au sens large.
Ainsi, si la Communauté des Fans de Chantal Goya achète un terrain et y
installe un lieu dédié à l’artiste, rien ne les empêchera d’y exiger par
exemple le port d’une tenue rappelant le lapin. Et rien n’empêchera les anciens
fans de rejoindre cette communauté et d’en adopter, voire d’en influencer les
pratiques et exigences. De même sur tous les sujets. En faisant ainsi, chacun
peut vivre selon ses exigences, sa morale, sa culture, etc. sans pour autant imposer
à autrui non consentant ses propres exigences qui sont sans plus de fondement
que d’autres.
Mais il y a mieux. Car bien évidemment, au sein de chacune de telles
communautés, les exigences de morale, même si chacune différente de la voisine,
battront leur plein. On y sera bien plus moralisateur que nous pouvons l’être
aujourd’hui, au sein d’une société magma où il est impossible d’espérer la
morale appliquée car personne ne peut l’exiger.
On voit donc ainsi qu’en matière
de communautés, c’est au contraire la société libre qui offre le meilleur
équilibre entre tous les courants imaginables et cela sans conflit aucun. Il
n’y a dans mon esprit aucun doute, la vison libertarienne de la société est
sans égale en matière d’humanisme et je ne connais pas de problème social
qu’elle ne règle avec justice.
8) On reproche également aux
libertariens de prôner une forme subreptice d’eugénisme.
Le démantèlement de l’Etat Providence, avance-t-on, aurait pour effet de
condamner les plus fragiles et les plus démunis à dépendre de la charité
d’autrui, très hypothétique. Les paralysés, les handicapés mentaux, les vieillards
victimes d’Alzheimer, les enfants abandonnés à la naissance, ne pouvant plus
compter sur le filet de sauvetage garanti par l’Etat Providence, leur sort
dépend, in fine, de la bonne volonté des membres de la société.
Et la conclusion suivante de tomber : « Que se passe-t-il pour
tous ceux qui ne trouvent personne pour les prendre en charge ? Eh bien
une société libertarienne les laisse crever. Que seuls les plus forts et les
plus chanceux survivent, tel est le credo des libertariens ! »
Que penser, selon vous, de tels propos formulés pour désarçonner
les libertariens ?
Qu’ils sont ridicules et incohérents. Un soupçon de recul et de
réflexion de la part de leurs auteurs devrait leur permettre de s’en rendre
compte. Mais quelques pistes pour les mettre sur la voie. Tout d’abord,
n’oublions pas que l’état providence est un Léviathan de formation très récente
et qu’avant lui, il n’y a ne serait-ce qu’un ou deux siècles, la société, sans
être parfaite, fonctionnait et avait déjà trouvé les solutions libérales. Mais
j’y viens.
La première erreur de ce genre de critique porte sur le fantasme d’une
société parfaite. Les libertariens n’ont jamais clamé que la société sera
parfaite, premièrement parce que cela ne peut pas exister – que quelqu’un me définisse
la perfection sociale – et surtout parce que ce n’est pas l’objet de la vision
libérale, laquelle ne vise qu’à permettre à chacun de vivre libre de poursuivre
et si possible trouver son bonheur. Objectif bien plus modeste donc.
Ensuite, il faut vraiment avoir une vision négative de l’homme pour
croire que dans notre fonctionnement normal, nous laisserions nos faibles de
côté. Notez que j’emploie le conditionnel. C’est parce que je considère que
c’est au contraire la société actuelle, hélas social-démocrate pour ne pas dire
proto-communiste, qui engendre les comportements que ces critiques redoutent.
Et dès lors, ils les transposent comme
angoisses sur la société libre, alors qu’en réalité ces phénomènes n’y existent
pas et sont au contraire le produit de la socialisation démocratique
contemporaine, où la solidarité a remplacé le bon sens.
Typique de ce type de raisonnement, on parle de la société comme si elle
était un acteur, comme une personne,
comme ce fameux filet de sécurité, alors que la société n’est qu’un groupement
d’individus sans autre substance et que seuls ses membres, vous et moi, y ont
la capacité d’agir et de décider. Il n’y a pas de société, il n’y a que des
personnes. Ce sont elles qui décident ou non de venir en aide aux plus faibles
et comment. Aucune « société » n’en a la capacité. De plus, la société n’a pas
à nous « prendre en charge ».
L’autre paradoxe de cette manière irréaliste de penser consiste à
croire, à décréter que l’état pourrait ce que la charité ne pourrait pas. Or
dans les deux cas, on parle d’individus dont on n’a aucune raison valable de
supposer qu’ils seraient malveillants. Pourquoi les gens qui ne seraient pas
capables de charité seraient-ils capables de solidarité ? Ce ne sont pas les
mêmes ? Ah, oui bien sûr. Mes amis et mes proches sont incapables de m’aider
alors que le fonctionnaire pour qui je ne suis rien me garantit une aide
meilleure et plus rapide ? On voit combien ce genre de vision de la société ne
repose sur rien de solide et, pire, repose même sur la négation de la
spontanéité du véritable souci social que nous portons tous.
Et où on voit le rôle de la famille dans ces questions. Et des diverses
structures spontanées. Dans une société libre, j’appartiens à une ou plusieurs
associations, clubs, communautés en plus de ma famille. Ces gens me connaissent
et m’apprécient à divers titres, à divers égards. Et comme pour la plupart,
comme l’immense majorité des gens normaux, ils ne sont pas des sauvages, c’est
sur eux que je pourrai compter en cas de souci. Bien sûr, j’aurai souscrit une
ou plusieurs assurances pour les gros coups durs, mais ce sont mes amis et mes
proches qui viendront emplir mes vieux jours ou me soutenir pendant quelque
période difficile. Tout simplement. Pourquoi est-il si difficile d’imaginer ce
qui se passe pourtant déjà depuis des millénaires ? Le socialisme a-t-il déjà
vidé les cerveaux à ce point ?
9) Selon Ludwig Von Mises c’est
sur la disposition des êtres humains à se comporter de façon rationnelle que
repose in fine l’espoir de voir émerger un jour une société régie par la pure
liberté.
Dans les termes de Von Mises : « Le libéralisme (ou
libertarianisme dirait-on aujourd’hui) est rationaliste. Il affirme qu'il est
possible de convaincre l'immense majorité que la coopération pacifique dans le
cadre de la société sert les intérêts bien compris des individus, mieux que la
bagarre permanente et la désintégration sociale. Il a pleine confiance en la
raison humaine. Peut-être que cet optimisme n'est pas fondé, et que les libéraux
se sont trompés. Mais, en ce cas, il n'y a pas d'espoir ouvert dans l'avenir
pour l'humanité. » Ludwig Von Mises, Action Humaine chap. VIII
Dans quelle mesure ces quelques lignes de Von Mises recueillent-elles
votre assentiment ?
C’est tout simplement ce qui motive mon action militante et même
professionnelle chaque jour. Je me base sur ma propre expérience, tout
simplement. En quelques mois, par curiosité et par souci de cohérence, par
intuition critique, je suis passé d’un vague libéral-conservateur mal informé
et quelque peu « emmoutonné », à un libéral lucide, informé, acerbe
et radical, non pas par aigreur, mais par simple logique et conviction.
Je suis donc en effet absolument convaincu non seulement que le
libéralisme, le vrai, pas celui qu’on pourrait échanger contre deux barils
d’Ariel, constitue le seul système à la fois lucide et adapté à ce qu’est
l’homme, mais aussi que ses idées sont si simples et même intuitives que tout
le monde devrait pouvoir les comprendre et les adopter, ceci pour in fine voir
l’ensemble de notre espèce atteindre enfin les stades ultimes de civilisation.
Il suffit juste – vaste programme néanmoins – de lever le « voile
d’ignorance » mis consciencieusement par les hommes de pouvoir devant les yeux
de nos concitoyens. Voilà mon sujet et voilà la seule motivation politique qui
en vaille la peine, à mes yeux.
10) Cher Stéphane Geyres, notre
entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?
Merci pour cet échange cher Grégoire, vos questions sont toujours très
bien vues et donnent écho à des questionnements véritablement problématiques.
Il y a en effet un commentaire que je souhaite faire, qui dépasse vos
questions mais qui s’adresse aux critiques du libéralisme radical que vous
exprimez plus haut. Je m’étonne très souvent de leur manque de réflexion et
surtout de leur négativité. Beaucoup, pour ne pas dire tous, face à des idées
nouvelles, qui en effet peuvent dérouter au début, optent pour ce que
j’appellerai l’option inhumaine. C’est-à-dire que selon eux, les bons ne
peuvent être que de leur côté, du côté de ceux qui, parce que soi-disant
portant attention aux autres via le social, seraient les seuls qui feraient
preuve d’humanité.
Il semble ne pas leur venir à l’idée qu’un homme ou une femme se
déclarant libéral, et ce faisant ne donnant pas plus que ça de signe de folie
furieuse, puisse être un humaniste sincère et apporter des idées pertinentes.
C’est vraiment très dommage, car je pense que c’est chez les libéraux que se
cachent les individus les plus authentiquement humains que porte cette Terre.
Cher Stéphane Geyres, merci pour
tout ; ce fut un honneur ainsi qu’un plaisir.